Pervers, perversion et perversité

Les pervers consultent rarement. Ce sont leurs victimes que le psychiatre va rencontrer le plus souvent en consultation et qui elles vont décrire des relations empreintes d’emprise, d’assujettissement et d’asservissement. Quant au pervers, si une prise en charge est organisée, cela peut être en raison des conséquences médico-légales de certaines de ses conduites. Elle va se dérouler alors dans les centres de détention. Mais qu’est-ce qu’une personne perverse et qu’est-ce que la perversion ? Ce sont des concepts qui sont loin d’être clairs et faciles à appréhender. Il convient donc de chercher à les définir avant d’aborder les approches cliniques du sujet.

Communément lorsque nous parlons de « pervers » et de « perversion », nous pensons en premier lieu à une perversion d’ordre sexuel. Or la perversion ne va pas se limiter obligatoirement au champ de la sexualité. Pour des auteurs comme Claude Balier, les objets et domaines de la perversion peuvent être multiples. Le pervers est celui qui va assujettir une victime. Mais cette relation d’assujettissement, d’emprise d’autrui, de manipulation du lien avec autrui peut se développer dans un cadre familial, sentimental ou professionnel sans qu’il n’y ait aucune composante sexuelle. Ainsi les domaines de la perversité et des perversions peuvent être vastes. Et s’il existe une « perversion d’ordre sexuel », on va également pouvoir entendre parler de « perversion morale » ou de « perversion de caractère ». Qu’est-ce qui distingue ces différents types de perversions ou perversités?

Une perversité morale ou de caractère

Nombreux sont les spécialistes qui vont cantonner le champ de « la perversité » à l’aspect moral, relationnel de la perversion. Pour Gérard Bonnet par exemple, « la perversité » renvoie au « vice », à « la méchanceté », à « la manipulation ». D’autres comme Paul-Claude Racamier, décrivent la « perversion morale » comme une « perversion narcissique » : ce serait une perversité dans laquelle autrui devient pour le pervers un « objet-non-objet ». Le pervers narcissique va survaloriser son narcissisme au détriment du narcissisme de l’autre. Il va nourrir son narcissisme du narcissisme de l’autre. Il va s’agir d’une « conquête du territoire psychique de l’autre » (Alberto Eiguer) ou d’une « jouissance » que le pervers va obtenir de sa valorisation systématique au détriment de l’autre (Racamier). Joël Dor qualifiera cette perversité de « perversion instinctive ». Elle se caractérise par une volonté de nuire et ses prodromes ou premiers signes sont « la malignité, la cruauté, la violence de caractère, l’indiscipline, la dissimulation et le mensonge ».


Il est rejoint par d’autres spécialistes comme Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis pour qui « il est courant de parler de perversité pour qualifier le caractère et le comportement de certains sujets témoignant d’une cruauté ou d’une malignité particulières ».

Perversions sexuelles et paraphilies

Pour ces mêmes auteurs (J. Laplanche et J-B. Pontalis), « la perversion » va se distinguer de la « perversité » par son caractère sexuel. La perversion se caractériserait alors comme « une déviation par rapport à l’acte sexuel normal ». Il y a « perversion » quand l’orgasme est atteint par le biais d’un comportement sexuel non génital, par déviation de la pulsion par rapport à l’objet ou au but. Le pédophile s’en prend à l’«  objet-enfant », le sadique a comme but la souffrance.
En psychiatrie, les perversions sexuelles apparaissent dans le chapitre des « troubles paraphiliques » du DSM-5 (Manuel Diagnostique et Statistique des troubles mentaux qui fait référence pour les psychiatres au niveau international) avec les troubles de voyeurisme, exhibitionnisme, frotteurisme, masochisme sexuel, sadisme sexuel, pédophilie, fétichisme et transvestisme. Il est à noter et ceci est très important qu’il n’y a pas de correspondance entre le délit et le diagnostic médical de paraphilie. Le fétichisme, diagnostiqué dans les troubles paraphiliques, n’est pas un délit répréhensible par la loi. De même, un trouble paraphilique n’est diagnostiqué comme trouble psychiatrique (en dehors de toute connotation morale) que s’il occasionne « d’une façon concomitante une détresse ou une altération du fonctionnement » ou si la satisfaction qu’elle procure « a entraîné un préjudice personnel ou un risque de préjudice pour d’autres personnes ».

On le voit donc en pratique psychiatrique, on va distinguer deux grandes classes de perversions, l’une dont le caractère sera plus moral et relationnel, la « perversité », et l’autre qui appartiendra à la « perversion d’ordre sexuel » ou « paraphilies ».

Clinique de la perversité

Selon Paul-Claude Racamier, les perversions narcissiques émanent « des dénis et des évictions de tout conflit intérieur. Elles font faire au sujet des économies de travail psychique dont la note est à payer par autrui ». Le pervers est dans l’agir, très peu dans le fantasme car l’agir permet au pervers de ne pas penser. Le pervers « saisit » le psychisme de l’autre ne pouvant entrer en contact avec lui-même. Ainsi les psychanalystes décrivent un sujet (pervers) avec des blessures narcissiques qui se coupe de lui-même et se nourrit du narcissisme de l’autre. Jean Bergeret estime que le Moi de ces sujets est lacunaire, incomplet si bien que le narcissisme des autres leur sert à tenter de combler leur narcissisme personnel.

En face du pervers, se trouve une victime fragile, vulnérable. Le pervers narcissique utilise le lien familial, professionnel ou amoureux pour assujettir sa victime chez laquelle il aura perçu de façon intuitive et immédiate les failles ou blessures narcissiques.

Le pervers agit de façon insidieuse et ne culpabilise pas de ses conduites car il rejette la faute sur autrui. Ses sentiments et sa conduite s’adaptent aux circonstances rencontrées, à l’environnement présent et aux personnes côtoyées. Le pervers peut apparaître ainsi aimable, sympathique et très adapté socialement contrairement à ce que suggère son parcours judiciaire. Racamier décrit le pervers comme organisé et réfléchi, en évoquant un sujet qui « ne s’abstient que si le terrain n’est pas propice ». Les pervers savent attendre pour agir au moment opportun et renoncent à leurs objectifs au risque de s’exposer « dès qu’ils se sentent percés à jour ». Les pervers sont réalistes : ils se projettent, s’organisent, se préparent, reportent et préméditent leurs conduites. Ils sont suffisamment habiles pour déguiser leurs fins et dissimuler leurs objectifs « car ils agissent toujours dans l’ombre ».

Le pervers n’a aucune empathie pour les autres. Il est égocentrique et possède une haute estime de lui-même. Il peut paraître ainsi menteur en choisissant d’ignorer toutes les situations qui viendraient noircir « la belle image de lui » qu’il laisse transparaître aux autres. Pour expliquer les conséquences médico-légales de ses conduites antisociales, le pervers se place en victime et chaque passage à l’acte est justifié de façon logique ou reconstruit de sorte que l’autre devienne fautif. Le pervers, au narcissisme blessé, utilise le mensonge pour embellir une réalité peu gratifiante.

Cette assurance « de façade » cache néanmoins des blessures narcissiques. La perversion est un mouvement de défense au service du narcissisme du pervers, qui expulse tout conflit interne vers autrui. Selon Jean-Charles Bouchoux, le pervers « fait porter à l’autre ses propres travers et évite ainsi de souffrir ».

Jean Bergeret utilise le terme de « perversion de caractère » : « tout objet relationnel ne peut servir qu’à rassurer et compléter le narcissisme défaillant du « pervers » de caractère ». Autrement dit, c’est l’autre qui paie pour le pervers.

Le trouble de la personnalité narcissique en psychiatrie


En psychiatrie, la perversion sexuelle apparaît dans le chapitre des « troubles paraphiliques » du DSM-5. En revanche, les concepts de perversions narcissique, de caractère, instinctive ou perversité ne sont pas des diagnostics psychiatriques pour le DSM-5. Ces concepts se rapprochent du « trouble de la personnalité narcissique » qui lui est une véritable entité psychiatrique. Les troubles de la personnalité qui sont au nombre de dix y sont définis de la manière suivante : « un trouble de la personnalité est un mode durable des conduites et de l’expérience vécue qui dévie notablement de ce qui est attendu dans la culture de l’individu, qui est envahissant et rigide, qui apparaît à l’adolescence ou au début de l’âge adulte, qui est stable dans le temps et qui est source d’une souffrance ou d’une altération du fonctionnement ». Par contre, la « perversion morale » de Racamier ou d’autres auteurs ne trouve pas d’équivalent dans le DSM.Le diagnostic psychiatrique de « personnalité narcissique » n’est pas superposable au trouble de l’estime de soi psychanalytique et au sein même des psychanalystes, les concepts ne se superposent pas exactement. Selon Paul-Claude Racamier, le pervers (narcissique) est narcissique en ce qu’il entend ne rien devoir à personne et n’attendre rien de personne. Par contre, tout lui est dû. Le pervers n’envie personne car il a tout, il le dit et y croit. Il a besoin de prestige, aime le pouvoir et s’octroie le droit à la propriété. Le pervers est incapable de s’excuser et de remercier, ce qui reviendrait à insulter son Soi grandiose. Racamier utilisa les termes de combat, d’attaque, de chasse, de prédation : « Une attaque du moi de l’autre au profit du narcissisme du sujet ».
 Le pervers ne dépend jamais d’autrui qui est son « objet non objet ». Le narcissisme poussé à l’extrême se transforme en véritable folie narcissique avec une mégalomanie maligne dans laquelle le pervers agit dans un sentiment d’impunité totale. Autrui est exploité sans scrupules, c’est l’ivresse narcissique.

Dans le DSM-5, la « personnalité narcissique » est définie comme « des fantaisies ou comportements grandioses, un besoin d’être admiré et un manque d’empathie ». Le DSM décrit dans les premiers critères un sujet au Soi grandiose, absorbé par son succès et sa beauté, se sentant unique, avec ce besoin excessif d’être admiré. Les critères suivants décrivent un sujet qui pense que tout lui est dû, qui exploite autrui sans aucune empathie et est envieux, arrogant.

Les sujets narcissiques ne se préoccupent pas des autres, leur capacité d’aimer l’autre est déficiente. Alberto Eiguer déclare : « ils sont émotionnellement froids, anesthésiés à la souffrance » et ajoute que le Moi grandiose cache un « sentiment d’infériorité et de dépendance excessive vis-à-vis de l’admiration et des approbations extérieures ». Les narcissiques « souffrent de sentiment chronique d’ennui et de vide ; ils cherchent constamment à gratifier leurs aspirations à l’éclat, à la richesse, au pouvoir, à la beauté ».

Les mécanismes ou techniques d’emprise

Le pervers-perversité va intuitivement repérer les failles d’un sujet. Dans la durée, il va assujettir et asservir cet autre de manière insidieuse avec une habilité étonnante. Le pervers comble ses failles narcissiques du narcissisme de l’autre. L’autre perd donc confiance en lui avec des périodes de dépréciation, de mésestime, de perte de confiance voire de véritable dépression. L’autre devient totalement dépendant du pervers et perd son autonomie de penser, son libre arbitre. Le pervers détruit le psychisme de l’autre sans que ce dernier en ait conscience. L’arme redoutable de pervers est la parole, il utilise ainsi le mensonge, l’insinuation, la « paradoxalité », les contrevérités, les allusions, le double-sens des mots.
Le pervers se coupe de lui-même, dénie la réalité pour se protéger de toutes souffrances. Il nie ses comportements antisociaux et les conséquences de ses actes pour autrui. La faute est niée, banalisée, rationalisée ou rejetée sur autrui. Le conflit est nié, le déni est anti-conflictuel.

Le pervers utilise le clivage. Le paraître est important pour ce sujet qui décrit une « belle image » de lui. Il ne se reconnaît aucun défaut et projette sur autrui ses propres travers par l’identification projective. Il peut même en venir à se placer en victime.

Les traits paranoïaques sont retrouvés chez le pervers : la vérité importe peu pour ces sujets méfiants qui ne doivent rien à personne. Dans le DSM, les traits paranoïaques du narcissique résultent d’une crainte que leurs imperfections soient révélées.

Une prise en charge pour le pervers narcissique

La perversion sexuelle et la perversité sont ainsi des concepts distincts, bien que les deux s’entremêlent le plus souvent chez un même sujet-pervers.
La prise en charge du pervers narcissique ne connaissant ni remords et ni souffrance car cette dernière est éjectée sur l’autre, questionne.Les psychiatres rencontrent en consultation les victimes de pervers, jamais les pervers car le pervers ne se considère pas malade. Pour Racamier, un pervers accompli ne viendra pas consulter. Henri Ey pose la question du problème de la responsabilité : « sont-ils malades ? ». Il rappelle la notion de récidive des actes délictuels chez ces sujets et d’une « cascade de réactions antisociales ». Le spécialiste Claude Balier répond : « la répétition des actes, qu’on appelle récidives en langage juridique, est malheureusement la règle ; elle désespère au point de croire en l’incurabilité ». Quant à Alberto Eiguer, il estime que la rencontre d’un pervers narcissique durant une expertise psychiatrique rend compte le plus souvent d’une inamendabilité.

Valérie Le Goff-Cubilier, tout comme Paul-Claude Racamier, prend en compte le degré de perversion dans la prise en charge de pervers narcissiques. Certains sujets apparaissent plus narcissiques que manipulateurs. La perversion totale est ainsi inamendable. Il est important de ne pas poser le diagnostic de pervers narcissique chez un sujet qui en utilise temporairement les mécanismes sur le coup d’une détresse narcissique temporaire face à des situations conflictuelles comme un deuil. Si pervers il est, la psychanalyse permet de nuancer l’incurabilité de ces sujets en évoquant chez le pervers narcissique : « une fragilité de l’estime de soi », « une baisse de l’estime de soi », « une faille narcissique ».

Gérard Bonnet ajoute néanmoins qu’« aucune analyse n’est possible sans que soit formulée une véritable demande ». Selon Daniel Zagury, on ne peut guérir un pervers, il est donc préférable d’utiliser des formules comme « accompagnement thérapeutique, étayage, aide thérapeutique, aide au réaménagement des défenses… plutôt que de parler de soin ».

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