La méthode de l’intention paradoxale

Viktor Frankl (1905-1997), psychiatre de renommée internationale, a fondé une approche originale qui s’appuie sur la question du sens de la vie : la « logothérapie ». Cette thérapie est généralement qualifiée de « troisième école viennoise de psychothérapie », car elle a trouvé son berceau en Autriche, à Vienne, dans la première moitié du vingtième siècle, et a été élaborée après la psychanalyse de Sigmund Freud et la psychologie individuelle d’Alfred Adler.

Enfant précoce, Frankl s’est intéressé dès l’adolescence à la psychologie et la philosophie. Il donne sa première conférence sur le sens de la vie à l’âge de 16 ans ! Il correspond à cette époque avec Freud, puis rentre dans le cercle d’Alfred Adler, avant de créer par la suite sa propre école de psychothérapie. Particulièrement actifet entreprenant, encore jeune étudiant, il organise des actions de prévention du suicide dans sa ville de Vienne. Plus tard, sous le régime nazi, médecin neurologue et psychiatre, il n’hésite pas à falsifier des diagnostics médicaux pour sauver la vie de malades mentaux qui auraient été sinon euthanasiés. Puis, il sera lui-même déporté.

Traumatisé par l’expérience concentrationnaire, il rédige en quelques jours seulement son témoignage des camps. Son ouvrage « Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie », véritable best-seller, est publié à plusieurs millions d’exemplaires. Au cours de sa brillante carrière, il publie plus d’une trentaine d’ouvrages, traduitsen trente-deux langues, et enseigne à travers le monde entier.

Selon Frankl, la dimension la plus spécifique de l’être humain est de donner un sens à sa vie. Ce sens donné à la vie n’est pas une abstraction : il ne s’agit pas d’une définition globale du sens de la vie que l’être humain aurait acquis une fois pour toute, mais plutôt d’une orientation de la personne vers un sens, qui se manifesteconcrètement dans son existence, à travers ses décisions. Ainsi, dans chaque situation concrète de son existence, par delà les contraintes biologiques ou psychologiques qui pèsent immanquablement sur lui, l’êtrehumain a toujours la possibilité d’orienter sa vie vers un sens. Cette orientation ne se fait pas au hasard. L’être humain est attiré par des valeurs qui guident ses choix. Sa décision doit prendre en compte son aspiration légitime à la liberté, mais aussi son sens de la responsabilité, pour lui-même et pour autrui. Cette orientation vers un sens détermine au fil de l’existence le sens donné à la vie, sens qui ne sera pleinementrévélé, en fin de compte, qu’au moment de la mort.

Pour Viktor Frankl, la logothérapie est particulièrement adaptée pour soigner ce qu’il appelle les « névroses noogènes » et le vide existentiel qui se produit lorsque la personne perd le fil conducteur de sa quête intime de sens.

La méthode de « l’intention paradoxale » appliquée aux troubles phobiques

Parmi les méthodes développées par Viktor Frankl, la méthode de l’intention paradoxale va permettre de soigner efficacement les phobies et les obsessions-compulsions. Elle a fait l’objet de nombreuses publications scientifiques internationales, elle a été utilisée par des thérapeutes cognitivo-comportementaux, et a également été reprise par l’école de thérapie systémique de Palo Alto sous le terme d’injonction paradoxale.

Frankl remarque que le phobique « craint quelque chose qui pourrait lui arriver », tandis que l’obsessionnel « craint quelque chose qu’il pourrait commettre ». Il a également l’intuition du renforcement des phobies par la fuite devant l’angoisse, et des obsessions-compulsions par la lutte contre l’obsession, d’où des cercles vicieux qui aggravent et maintiennent les symptômes. Il propose de briser ces cercles vicieux par la pratique de l’intention paradoxale.

Alors de quoi va-t-il s’agir exactement ? « On indiquera au patient de désirer ce dont il a toujours eu si peur (névrose phobique), ou de s’attaquer précisément à ce dont il a toujours eu peur (névrose obsessionnelle) ». Cette méthode originale vise donc à apprendre au patient à affronter sa peur en « souhaitant ce qu’il craint » ; il s’agit d’orienter sa pensée vers un but paradoxal, souhaiter sa peur, ce qui paraît illogique, mais ce qui, en réalité, soigne très efficacement la peur ou l’obsession… L’intention paradoxale aboutit ainsi à une « inversion de chacune des intentions qui caractérise les deux schémas de réaction pathogène, à savoir l’évitement de l’angoisse et de l’obsession, par la fuite dans le premier cas, et par la lutte dans le second », explique-t-il dans son ouvrage Theorie und Therapie der Neurosen (1956).

Quelques exemples

Que signifie en pratique apprendre à « souhaiter sa peur » ?

Charles souffre de phobie sociale. Il a une peur panique de trembler en public, de rougir et de bafouiller en parlant, ce qu’il fuit par conséquent. Pour guérir, il devra affronter sa peur en « souhaitant ce qui lui fait peur », c’est-à-dire qu’il doit souhaiter très fort, dans son cœur et dans sa tête, « montrer ses plus beaux tremblements, être écarlate comme la plus rouge des tomates et bafouiller autant qu’il pourra ! »

Bernadette craint d’avoir les mains moites devant son patron, il lui faudra souhaiter avoir les mains trempées, par exemple « perdre trois litres d’eau » en lui serrant les mains : « Cela fera une belle mare au pied de mon patron ! ». Si elle craint qu’on la juge, qu’on la trouve « moche et bête », elle affrontera la situation qu’elle redoute en souhaitant être « la plus moche et la plus bête de tout l’univers ».

Souffrant d’obsessions-compulsions, Henri craint de tuer une personne sur son passage lorsqu’il roule en voiture et il ne peut s’empêcher de vérifier dans son rétroviseur, car quelqu’un pourrait être blessé par sa faute, le long de la route. Il ne tarde pas à faire demi-tour pour bien vérifier qu’aucun blessé ne gît au sol… Pour se soigner, il devra conduire en regardant bien droit devant lui (ce qui n’est pas plus mal !) en souhaitant écraser le plus grand nombre de personnes sur son passage. Par exemple, il pourra se dire en lui-même: « Hier, j’ai tué seulement trois personnes, aujourd’hui il faut absolument que j’en supprime une dizaine. Ce sera le plus beau carton de ma vie ! »Et il se gardera bien de revenir sur ses pas vérifier… Bien entendu, pas question de réaliser ce projet en vrai : il s’agit de créer dans sa tête un souhait paradoxal, une « intention » paradoxale, afin de couper l’herbe sous les pieds de l’angoisse ou de l’obsession, non pas de mettre en application cette intention. Rappelons-nous qu’avoir l’intention de faire quelque chose, ce n’est pas faire cette chose.

Tout cela doit vous paraître bien effrayant, voire tout simplement impossible et paniquant surtout si l’on souffre de ces difficultés. Comment souhaiter sa peur, quand on souffre d’une phobie très invalidante ou d’un trouble obsessionnel-compulsif (TOC) sévère ? Il est normal et bien compréhensible de redouter un tel soin. Frankl n’hésite pas à dire qu’il faut accepter de traverser l’enfer, et en réalité cette traversée se révèle parfois beaucoup plus facile qu’on le croyait. Certains essais peuvent être spectaculaires même si les étapes peuvent se montrer difficiles à franchir. Certaines personnes s’y refusent et ne souhaitent pas s’investir dans cette voie, mais la décision appartient toujours au patient et il convient de la respecter.

Les principes de l’intention paradoxale

Le souhait de la peur détruit la peur

La méthode repose sur une logique très pertinente : il est bel et bien impossible d’avoir peur de sa peur, lorsqu’on se concentre entièrement sur le souhait de sa peur. Elle agit ainsi comme un puissant « antagoniste » de l’angoisse, c’est-à-dire qu’elle bloque l’angoisse et la rend impossible. En orientant son intention vers le souhait de sa peur, on apprend à bloquer sa peur. On crée une véritable pensée paradoxale anxio-lytique, qui « détruit la peur ». La peur n’est plus possible, à condition d’être entièrement orientée vers ce souhait paradoxal. Pas question ici d’hésiter entre la peur et le souhait de la peur… Il faut foncer en direction du souhait de la peur !

Rendre absurde sa peur

Il est également possible de jouer sur le caractère absurde de cette intention paradoxale, en renforçant le grotesque du scénario paradoxal jusqu’à ce qu’il fasse rire. L’humour devient alors un précieux allié : comment s’angoisser lorsqu’on a envie de rire ? Ici aussi, on recourt à un antagonisme supplémentaire de l’angoisse. Il est possible aussi de souhaiter sa peur sous forme d’image, si possible humoristique, un peu comme une bande dessinée.

Analyser les peurs sous-jacentes et trouver les formules d’intentions paradoxales

L’intention paradoxale suppose également beaucoup de rigueur. Il ne s’agit pas d’apprendre à souhaiter le pire, comme le disent souvent les patients au début. Après avoir bien compris la méthode, il faut analyser en profondeur les symptômes phobiques ou obsessionnels qui font souffrir le patient afin d’en dégager l’ensemble des peurs sous-jacentes. Chaque symptôme correspond à une ou plusieurs peurs sous-jacentes qu’il s’agit de définir avec précision, puis de trouver les formules d’intentions paradoxales adaptées à chaque peur. Le thérapeute accompagne ces étapes. Au besoin, il encourage le patient à s’exercer devant lui.

L’intention doit alors être entièrement tournée vers la pensée paradoxale. Il faut y mettre toute son énergie. Il ne s’agit nullement pour le patient de réaliser en vrai ce qu’il craint, mais de le souhaiter de toutes ses forces, de tout son cœur… dans sa tête, en restant exclusivement au niveau de l’intention, en aucun cas au niveau de l’agir, de l’acte. Dans ces conditions, l’intention paradoxale devient un antagoniste extrêmement puissant de l’angoisse. Les résultats peuvent être spectaculaires et le patient peut se trouver dégagé rapidement de symptômes invalidants. En revanche, si le patient reste partagé entre sa peur de la peur et le souhait de sa peur, ou tout simplement s’il n’arrive pas à s’orienter volontairement vers le souhait de la peur, tant cela l’angoisse, l’intention paradoxale restera très difficile à pratiquer, sinon impossible, risquant fort d’être anxiogène, c’est-à-dire provoquant l’angoisse au lieu de la soigner. Il convient alors d’accompagner le patient pour l’aider à s’approprier la méthode. Des exercices préalables de respiration ou de relaxation peuvent être proposés. Les troubles anxieux phobiques tout comme les TOC comprenant bien souvent un grand nombre de symptômes, il est également intéressant d’utiliser des tableaux d’analyse des symptômes et des tableaux

d’évaluation de l’ensemble des symptômes afin de suivre l’évolution du soin et d’en faciliter laréalisation.

Viktor Frankl pensait que les patients pouvaient apprendre à se soigner eux-mêmes avec l’intention paradoxale, cequi paraît aujourd’hui encore possible, mais ce qui suppose des informations précises

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